lundi 15 avril 2013

To you I give this granite epic !


Cette semaine j'ai le plaisir de vous partager un article écrit par Marc-André Laferrière, étudiant au baccalauréat en science politique à l'UQAM.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, notion centrale de l’idéalisme wilsonien qui s’impose dès la fin de la Première Guerre mondiale. À cette époque, les Américains triomphent, leur miroir leur envoie une image d’eux-mêmes des plus flatteuses : ils sont les grands défenseurs de la liberté humaine, les promoteurs de la justice universelle et de l’anticolonialisme. Pour eux, un peuple qui en domine un autre est une aberration morale, et les valeurs portées par l’Amérique ne sauraient accepter pareille infamie…
Pourtant, près de vingt ans après les discours inspirés du président Wilson, on voit émerger du granite du mont Rushmore les visages de quatre des présidents les plus implacables lors de ce qu’on a appelé les « Guerres Indiennes ». Pour les siècles à venir, au cœur même des terres sacrées du peuple sioux, les visages de George Washington, Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt rappelleront chaque jour aux Indiens le poids de leur déroute. On leur avait promis ces terres du Dakota par traité, mais, comme le souligne l’historien Howard Zinn dans son célèbre ouvrage Une histoire populaire des États-Unis, «les différentes administrations américaines ont conclu au-delà de quatre cents traités avec les Indiens et les ont tous violés, sans exception.» L’injure est d’autant plus amère que le sculpteur du mont Rushmore, Gutzon Borglum, était un suprématiste blanc affilié au Ku Klux Klan.

La revanche des Natives

Dès lors, les Indiens songent à une riposte : à un symbole ils répondront par un symbole. Si les célèbres visages présidentiels en imposent par leur stature – ils font 18 mètres de haut – le monument qu’ils allaient ériger surpasserait Rushmore au point de lui porter ombrage. C’est ainsi que les Sioux allaient inviter un sculpteur natif de Boston et d’origine polonaise, Korczak Ziolkowski, à tailler dans une autre montagne des Black Hills, à quelques kilomètres à peine de Rusmore, l’image du grand chef des Lakhotas – tribu du peuple sioux – célèbre et admiré pour son courage au combat contre les troupes américaines : Crazy Horse.

Un héritage immortel

Les travaux ont débuté en 1948 et devraient se terminer… d’ici une cinquantaine d’années. Pour l’anecdote, Korczak Ziolkowski, décédé en 1982, croyait finir son œuvre en moins de 30 ans… Si on mesure la grandeur d’une civilisation par l’envergure de ses monuments, le peuple sioux figurera sans doute au panthéon des grandes civilisations : une fois achevé, il s’agira de la sculpture la plus imposante du monde. Elle fera 195 mètres de long pour 172 mètres de haut et, à lui seul, le visage de Crazy Horse, inauguré en 1998, mesure 27 mètres de haut.
Si l’on se souvient, encore aujourd'hui, de l’Égypte des pharaons, c’est que leurs pyramides avaient l’étoffe qu’il fallait pour traverser les millénaires. Ainsi, même si toute comparaison entre la civilisation égyptienne et celle des Indiens d’Amérique reste impossible, Crazy Horse, comme le Sphinx, possède toutes les qualités requises pour subjuguer historiens et archéologues du futur : par ce monument, le peuple sioux s’est donné l’assurance qu’on ne l’oublie jamais. 





L’image ci-dessus, exposée au centre culturel du Crazy Horse Memorial, représente le projet tel qu’il sera une fois achevé. Le chef indien, qui chevauche un Mustang, pointe vers l’Est, là d’où est venu l’envahisseur. Derrière lui, un poème gravé en lettres géantes rappellera à la postérité le triste sort qui fut celui des Natives.
Le complexe abritera un immense centre éducatif et culturel destiné à redonner aux Indiens la place qu’ils méritent en terre d’Amérique. Ceux-ci auront accès aux études supérieures par l’entremise de la University and Medical Training Center for the North American Indian, et auront l’occasion, grâce à l'Indian Museum of North America, de transmettre l’histoire de leur civilisation autrement que par la lecture qu’en font leur conquérant.




Ci-haut, le monument en cours de construction tel qu’il se présente aujourd’hui. Les travaux d’extraction actuels s’attèlent à la tâche de sculpter les contours de la future tête de cheval.

De l’autodétermination des Sioux

La plupart des hommes blancs qui ont eu à côtoyer les Sioux ont reconnu en eux un peuple d’une grande fierté, une réputation qui ne semble pas surfaite : lorsque le gouvernement fédéral a proposé une aide financière à la Crazy Horse Memorial Foundation, il fit face à un net refus. Le projet s’autofinance par des dons privés, par des frais d’accès au site – entre un et deux millions de visiteurs annuels – et par la vente de souvenirs. Aussi, on fait le commerce d’échantillons de pierres tirées de la montagne. Le touriste peut ainsi se procurer un caillou de la grosseur d’un pamplemousse pour la modique somme de un dollar. En 1985, on avait déjà extrait huit millions de tonnes de granite… le vendre aux visiteurs relève du coup de génie.

The past is in our hearts

Aujourd’hui, les Guerres Indiennes ne sont plus qu’un lointain souvenir dont la dure réalité est soigneusement gommée par la plupart des livres d’histoire. Le citoyen américain paraît serein face à son passé. Pour lui, la conquête de l’Ouest représente un événement glorieux, l’expression d’une « destinée manifeste ». Mais sur le site inachevé de Crazy Horse, lorsqu’il termine la lecture du poème qu’on gravera bientôt dans la pierre, il suffit de l’observer pour mesurer combien ses certitudes peuvent faillir. Lui qui riait et s’exprimait d’une voix forte – proud to be American – se fait soudain humble et silencieux. Son visage assombri parle de lui-même : en son cœur l’idéalisme wilsonien est fissuré.

When the course of history has been told
Let these truths here carved be known :
Conscience dictates civilizations live
And duty ours to place before the world,
A chronicle which will long endure.
For like all things under us and beyond
Inevitably we must pass into oblivion.
This land of refuge to the stranger
Was ours for countless eons before :
Civilizations majestic and mighty.
Our gifts were many which we shared
And gratitude for them was known.
But later given my oppressed ones
Were murder, rape and sanguine war.
Looking east from whence invaders came,
Greedy usurpers of our heritage.
For us the past is in our hearts,
The future never to be fulfilled.
To you I give this granite epic
For your descendants to always know –
‘’My lands are where my dead lie buried.’’

Marc-André Laferrière

Les photos qui coiffent ce texte ont été prises par l’auteur en juillet 2012.
Site officiel du Crazy Horse Memorial : http://crazyhorsememorial.org/


 

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